Bob Dylan (né Robert Allen Zimmerman le 24 mai 1941 à Duluth, Minnesota - ) est un auteur-compositeur-interprète et un musicien américain dont le style musical a évolué au fil des années : rock, folk, country, blues et jazz sont les exemples de la diversité de son œuvre. Depuis ses débuts dans les années 1960, il a, par ses textes et par sa recherche de voies nouvelles (à l’encontre de son public parfois), sensiblement marqué la culture musicale contemporaine : en témoignent les nombreux artistes qui se réclament de son influence (David Bowie, Jeff Buckley, Tom Waits, Elvis Costello, etc. ), ou le vaste répertoire des chansons qu'il a composées, dans lequel puisent des musiciens de tous les horizons et de toutes les générations (Elvis Presley, The Beatles, Neil Young, U2, P.J. Harvey, The White Stripes, etc.).
Les références dont s’inspire Bob Dylan pour faire évoluer son art sont non seulement à chercher du côté de musiciens américains légendaires, tels Hank Williams, Woody Guthrie et Robert Johnson, mais aussi chez des écrivains de la Beat Generation, comme Jack Kerouac ou Allen Ginsberg. Il apprécie également Arthur Rimbaud, avec qui il sera souvent comparé, et s’intéresse à des dramaturges, tel Bertold Brecht.
Au XXIe siècle, près de 45 ans après la parution de son premier album, Dylan parcourt le monde de concert en concert et continue de composer.
Complexe, en constante évolution (il réinvente régulièrement chacun de ses standards dans différents registres, allant du rock agressif au jazz en passant par les ballades), proche des aspirations sociales et culturelles des époques qu’elle a traversées, l’œuvre de Dylan a, peut-être plus que toute autre, fait évoluer le rôle de la musique populaire en Occident (cf. Analyses). Depuis 1997, Bob Dylan est régulièrement mis en nomination pour l’obtention du Prix Nobel de littérature. Par ailleurs, les textes de ses chansons, qui se situent entre poésie surréaliste et musique traditionnelle américaine, sont étudiés dans les universités américaines. Son dernier album studio, Modern Times, paru fin aout 2006, est entré directement n°1 dans les charts aux États Unis, faisant de lui l'unique chanteur au monde âgé de 65 ans encore en vie, n°1 au hit parade.
Biographie
1941-1961: les débuts
Fuyant les pogroms qui secouèrent l'Europe de l'Est à fin du XIXe siècle, Ben D. Stone, le grand-père maternel de Robert Allen Zimmerman s'installe à Hibbing. Ses grands-parents paternels, qui ont fui Odessa en 1907, s'installent à Duluth, dans le Minnesota. Abraham Zimmerman et Beatrice Stone, les futurs parents de Bob, s'y rencontrent et s'épousent, en 1934. Bob, né en 1941, passe sa petite enfance à Duluth puis en 1947, déménage avec ses parents et David, son jeune frère, à Hibbing.
Hibbing
Hibbing est à l'époque une ville minière d'environ 17000 habitants, aux mœurs conservatrices et de tradition catholique. Abraham, guéri de la poliomyélite qu'il a contractée à Duluth, ouvre une quincaillerie. Vers l’âge de 8 ou 9 ans, Robert s’initie au piano puis plus tard, à la guitare et à l’harmonica. Il se passionne tout d’abord pour la musique country de Hank Williams dont il répète les morceaux, et écoute des radios qui diffusent du blues, tel que celui de Muddy Waters, Howlin’ Wolf, John Lee Hooker et Jimmy Reed. Il sera également marqué par Elvis Presley, Buddy Holly, Bill Haley et Little Richard, dont la gestuelle scénique et les attitudes anticonformistes fascinent la génération adolescente autant qu'elles scandalisent ses aînés.
Au lycée, Dylan intègre des petites formations, telle que The Golden Chords, et avec lesquelles il joue dans des fêtes et des « Talent contests ». Avec des amis partageant son goût pour la musique, il étend sa culture musicale en échangeant des disques de jazz et de rythm and blues.
Robert Allen Zimmerman, alias Bob Dylan.
Minneapolis
En septembre 1959, âgé de 18 ans, Zimmerman s’inscrit à l’Université du Minnesota pour y suivre des cours d’art et s’installe à Dinkytown, le quartier étudiant de Minneapolis. Peu assidu aux cours qu’il ne suivra que quelques mois, il découvre le folk (Peter Seeger, Cisco Houston) « des chansons qu’on tient toujours de quelqu’un ». Il joue occasionnellement dans des cafés folk tels que The Scholar ou The Purple Onion pour 2 ou 3 dollars, c’est à cette époque qu’il commence à se faire appeler Bob Dylan. L’origine de ce nom a longtemps été considérée comme une référence au poète gallois Dylan Thomas, que Zimmerman connaissait, mais il s’agit en réalité de la déformation de son deuxième prénom Allen.
Dylan est un gamin aux allures de vagabond, sa façon de jouer de la guitare est jugée presque convenable, sa voix trop monotone, trop rauque, mais il séduit. Il apprend beaucoup et vite : en recherche continuelle de nouvelles chansons à apprendre, il profite notamment de la culture et des discothèques folk des parents de ses amis – à une époque où les disques folk sont rares et précieux. Affabulant parfois, Dylan acquiert progressivement toutes les caractéristiques d'un chanteur folk authentique.
Il fait la connaissance de David Whittaker, étudiant gauchiste avec qui il devient ami, et par lequel il découvre Woody Guthrie, dont il dévore l’autobiographie, Bound For Glory. En décembre 1960, Dylan prend la route de New York pour y rencontrer son idole, malade de la Chorée de Huntington, qui séjourne au Greystone Hospital, dans le New-Jersey.
New York
Après un séjour de quelques semaines à Chicago, Dylan arrive à New York assiégée par le froid, à la fin de janvier 1961. Il se rend directement à Greenwich Village, un quartier bohème où cohabitent chanteurs, artistes et militants politiques ; le soir même, il joue au café Wha?. Il se rend au chevet de Woody et au fur et mesure des visites, les deux hommes sympathisent. Dylan fait la connaissance des Gleason, chez qui Guthrie passe ses week-ends, et dont l'appartement de East Orange s’est peu à peu transformé autour de Guthrie en un lieu de créativité où se réunissent les plus grands noms de la scène folk (Cisco Houston, Jack Elliot, Pete Seeger). Ne dédaignant pas l’hospitalité des Gleason et fidèle à son habitude, Dylan étudie et répète les enregistrements de Guthrie que ceux-ci possèdent.
Arrivé à New York depuis peu, Dylan n'a donc pas tardé à nouer des relations, mais, considéré comme trop marginal par les propriétaires de café, il peine à se faire engager « Man there said "Come back some other day, / You sound like a hillbilly / We want folk singer here" ». En avril 1961 cependant, il joue devant la société de musique folk de l’Université de New York, au Loeb Student Center. À cette occasion, Dylan rencontre Susan Rotolo, âgée de 17 ans. Dessinatrice, peintre, Suze ne représente pas le stéréotype de l’admiratrice inconditionnelle. Son implication dans les mouvements étudiants, sa connaissance de Bertold Brecht, de Rimbaud, de Villon participent à la métamorphose d’un Dylan légèrement anachronique, jouant volontiers l'ignorance, en un auteur brillant dont la plume incarnera le réveil des consciences politiques endormies.
Lors de soirées pour débutants d’un club célèbre du Village, le Gerde’s Folk City, Dylan est repéré par son directeur Mike Porco, qui l'engage pour deux semaines, sur les conseils de Robert Shelton, critique musical au New York Times. Le jour de la première de Dylan, Shelton est présent et publie trois jours plus tard un article très élogieux sur «un nouveau styliste du folk », qui renforce la notoriété naissante de Dylan.
La Columbia
La Renaissance Folk ne se développe cependant pas au seul Greenwich Village : A Cambridge, en Nouvelle-Angleterre, Joan Baez et Eric Von Schmidt enthousiasment également leur public, notamment à l’Unicorn et au Club 47. C’est à ce dernier que Dylan rencontre Carolyn Hester, une chanteuse de Folk qui vient de signer avec Columbia Records. Carolyn est à la recherche d’un harmoniciste pour l’album auquel elle travaille, et propose la place à Dylan, qui accepte. Lors des séances d’enregistrement, Dylan joue à Carolyn un morceau qu’il a composé, Come Back Baby, qui séduit John H. Hammond, un des directeurs artistiques de Columbia. Au fur et à mesure des séances, Hammond prend conscience du talent de Dylan et, malgré les réticences de sa direction, lui fait signer un contrat.
L’imprésario de Dylan s’appelle Al Grossman, agent célèbre et controversé de New York. Salué pour les succès auxquels il a participé, il est aussi critiqué pour ses objectifs essentiellement commerciaux, peu conciliables avec la misère populaire que dénoncent les chanteurs folk. Grossman est également le cofondateur en 1959 du festival Folk de Newport, et gère les carrières du Kingston Trio, d’Odetta et du trio folk Peter, Paul and Mary. Cachant son intérêt à promouvoir la carrière de Dylan, Grossman incite Izzy Young, propriétaire du Folklore Center au Village à produire le premier concert de Dylan en tête d’affiche, au Carnegie Chapter Hall, le 4 novembre 1961.
En mars 1962 paraît le premier album de Dylan (Bob Dylan, 1962). Composé de reprises folk et blues, il contient également deux titres originaux: Talkin' New-York et Song To Woody. Le disque, confiné au cénacle folk, se vend mal, mais le contrat de Dylan, farouchement défendu par Hammond et Johnny Cash, n'est pas rompu, comme il fut au départ envisagé.
1962-1964: une notoriété naissante
Broadside
Depuis février 1962, paraît périodiquement Broadside Magazine, un magazine folk fondé par Agnes Cunningham et à l’initiative de Pete Seeger. Dans ce magazine pour lequel écrivent régulièrement Gil Turner, Tom Paxton et Phil Ochs sont publiés les textes de chansons d’actualité, les « topical songs ». Dylan y écrit une douzaine de textes, souvent écrits dans l’instant, qui témoignent de la faculté incoercible de Dylan à composer sur tous les sujets, de l’inanité de la chasse aux communistes au dégoût qu’il éprouve après l’exécution sommaire d’un noir âgé de 14 ans et la relaxe de ses assassins, blancs.
Porté par la puissance évocatrice de ses textes, Dylan devient la voix d’une génération excédée par les injustices et le conservatisme qui prévalent alors. Blowin’ In The Wind, que Dylan compose en avril 1962, parait dans le numéro six de Broadside. Reprise sur tous les campus et popularisée par le trio Peter, Paul and Mary, elle symbolise la dimension sociale et politique qu’est en train d’acquérir son jeune auteur.
The Freewheelin'
Blowin’ In the Wind sera la première chanson de son deuxième album , The Freewheelin' Bob Dylan, qu’il commence à enregistrer en juin. Pour cela, Dylan compose de nombreuses chansons engagées telles que « A hard rain’s gonna fall », écrite pendant la crise des missiles de Cuba, « Masters of War » et « Oxford Town » . Mais il rompt également avec la tradition folk de son premier album avec des titres plus intimistes tels que « Don’t Think Twice, It’s Alright » , « Girl From The North Country », et « Bob Dylan's Dream », révélateurs de la mythologie et du sens de la poésie qui l'habitent.
Les sessions d'enregistrement et la production de l'album, plus longue que celle du premier, révèlent également l'animosité qui oppose John H. Hammond à Albert Grossman: Celui-ci conteste tout d'abord la validité du contrat qui lie CBS à Dylan, mineur lorsqu'il le signa; il s'oppose ensuite à Hammond sur la production de « Mixed up Confusion », accompagnée par un piano, une batterie, deux guitares et une basse. Le simple, qui comprend également « Corrina, Corrina », ne concorde pas avec l'image de chanteur de folk de Dylan et est rapidement retiré de la vente.
Premières apparitions télévisées
Découvert par le réalisateur Philippe Saville à Greenwich Village, Dylan part à Londres en décembre pour participer à une pièce télévisée: Madhouse On Castle Street, diffusée le soir du 13 janvier 1963 à la BBC. La pièce décrit l'histoire d'un jeune homme rebelle qui s'enferme dans une pension et refuse d'en sortir; sa sœur et son voisinage tentent d'en découvrir la raison. Dylan est d'abord pressenti pour jouer le rôle principal, mais constatant le manque de naturel de Dylan lorsqu'il joue, Saville réécrit la pièce et attribue à Dylan un rôle de narrateur chantant. Dylan interprête quatre chansons dont Blowin In the Wind, dont c'est la première diffusion; L'original de l'enregistrement fut détruit en 1968 et aucune copie n'a depuis été retouvée.
Le 12 mai 1963, Dylan doit participer au Ed Sullivan Show, une émission accueillant tous les styles de musique et dont la diffusion est nationale; elle est présentée par Ed Sullivan et produite par Bob Precht. Ceux-ci acceptent « Talkin' John Birch Society Blues », que Dylan désire interpréter, mais Stove Phelps, conseiller à la programmation de CBS, la refuse : dans cette chanson moqueuse, les membres de la John Birch Society sont ridiculisés et sont associés à Hitler. Phelps dit craindre un procès en diffamation, à la surprise de Ed Sullivan: Hootenany, une autre émission télévisée avait accepté de diffuser une chanson du Chad Mitchell Trio, dont la cible était aussi la John Birch Society. Dylan refuse alors d'interpréter une autre chanson, et s’en va, furieux. La chanson, sous la pression des avocats de CBS, est également retirée de The Freewheelin', sur lequel la chanson était initialement prévue.
Cet épisode ne marque pas l'arrêt des apparitions télévisées de Bob Dylan: En mai, est diffusée une émission de Westinghouse Studios, intitulée Folk songs and more folk songs, présentée par John Henry Faulk, à laquelle participent également les Brother Four, Carolyn Hester, Barbara Dane et The Staple Singers. Dylan y interprète « Blowin' In The Wind », « Man Of Constant Sorrow » et « Ballad Of Hollis Brow ».
L'engagement social
Le 28 aout 1963, Dylan, comme Joan Baez, Mahalia Jackson, etc. participe à la Marche sur Washington, où plus de 200 000 pacifistes se rassemblent pour dénoncent l'inégalité des droits civiques que subit la population noire. Après que les orateurs se soient succédés et que Martin Luther King eût prononcé son célèbre discours « I have a dream », il interprète « Only A Pawn In Their Game » , tandis que Peter, Paul and Mary chantent Blowin' In The Wind.
Cet épisode illustre l'implication de Dylan et de nombreux autres artistes pour les droits civiques à cette période: Par l'intermédiaire de Suze Rotolo, qui travaillait au CORE (le « Congress of Racial Equality »), et de Broadside, il cotoyait le milieu contestaire étudiant, qui militait pour les minorités, dans un contexte difficile. Le 10 mai 1963, à Greenwood, dans le Mississipi, Dylan avait chanté à un rassemblement organisé par le SNCC, pour inciter la population noire des États du Sud à s'inscrire sur les listes électorales. De même, sa présence aux concerts de Joan Baez, leur relation amoureuse, contribuèrent à forger son image de héraut de la contestation sociale, au coté de Joan.
Surgissent cependant les signes de l'étroitesse, de l'inexactitude de cette image:
Le 13 décembre 1963, au cours d'un banquet de charité organisé par le Comité de Secours aux Libertés Civiques (Emergency Civil Liberties Commitee, ECLC), Dylan reçoit le prix Tom Paine, qui récompense « une personnalité qui a symbolisé le juste combat pour la liberté et l'égalité ». Grisé par l'alcool, il prononce un discours désastreux.
À l'occasion d'un profil réalisé par Nat Hentof pour le New Yorker, Dylan décrivit son impression: « Je suis tombé dans un piège quand j'ai accepté le prix Tom Paine […] dès que je m'y suis pointé je me suis senti oppressé. […] Ça m'a vraiment pris à la gorge. Je me suis mis à boire. J'ai… vu un groupe de gens qui n'avaient rien à voir avec mon genre d'idées politiques. J'ai regardé le parterre et j'ai eu la trouille. […] On aurait dit qu'ils donnaient de leur argent parce qu'ils culpabilisaient ». Dans cet article, Dylan dit également: « je fais partie d'aucun Mouvement. Sinon je ne pourrais rien faire d'autre que d'être dans le Mouvement. Je ne peux pas voir des gens s'asseoir et fabriquer des règles pour moi. Je fais un tas de trucs qu'aucun Mouvement n'autoriserait. »
Joan Baez, de laquelle Dylan s'éloigna en 1964, le décrivit de la façon suivante: « Pour on ne sait quelle raison, à mon avis, il veut se libérer de toute responsabilité. N'importe quelle responsabilité, concernant n'importe qui, me semble-t-il. S'en tirer tout juste avec ce que les autres ont à offrir ».
Suite et fin de la trilogie Folk
C’est avec le succès de The Times They Are a-Changin', en 1964, que Dylan est définitivement consacré « leader de la contre culture », grâce à des chansons telles que Only A Pawn in Their Game, récit de l’assassinat d’un militant des droits civiques qui n’était finalement, lui et son assassin, « que des pions dans leur jeu ».
Par la suite, Dylan ébrèche l'image de chanteur de protestation qu'il a auprès de la presse et de son public: de plus en plus attiré par son amour de jeunesse, le rock and roll, que les Beatles court-circuitent depuis l'année précédente, il sort l’album Another Side Of Bob Dylan (1964) qui, s’il reste fidèle à l’idiome folk (guitare – harmonica), aborde des thèmes bien plus personnels, sur un mode fréquemment surréaliste. Le disque provoque des réactions très contrastées parmi les admirateurs, qui commencent à l’accuser de trahir leur cause. En réalité, l’album renoue avec la tradition issue de Freewheelin’, mais renonce aux chansons contestaires – il n’en écrira plus avant le début des années 1970 et elles ne domineront plus jamais son œuvre. Avec le titre My Back Pages, il explique même qu’il renonce à « définir le bien et le mal ».
1965-1966 : la première période rock
Fin 1964, Dylan ne joue quasiment plus que des nouveaux titres, à l’étrange et sulfureux parfum, ce que ne comprend pas un public venu applaudir la vedette du folk. The Beatles, qu’il a rencontrés quelques mois plus tôt et initiés à la marijuana, montrent l’exemple : l’avenir est dans les instruments électriques. En 1965, il engage le guitariste montant de l’époque, Mike Bloomfield, le « Clapton américain » et enregistre un nouvel album, mi-acoustique, mi-électrique, Bringing It All Back Home. Son public folk ne suit pas et boude l’album, pourtant encore assez proche des précédents, même sur les titres avec instruments électriques.
Trois mois plus tard, paraît Highway 61 Revisited. Entièrement électrique, l’album s'appuie sur un rock basique, très incisif. Là où les morceaux de l’album précédent n’étaient souvent que du folk « électrifié », ceux-ci laissent laissent libre cours aux guitares rageuses et aux orgues tortueuses. Les paroles, abstraites et imagées, sont aussi à l'extrémité de la sobriété folk : Dans « Ballad of a Thin Man », un homme d’affaires cherche en vain la sortie d’un labyrinthe peuplé d’ « hommes nus » qui, en un étrange retournement de situation, voient en lui les monstres qu’ils sont à ses yeux.
Les admirateurs du chanteur sont perplexes : Bob Dylan est pour eux la perpétuation d'une tradition solidement ancrée, entre musique américaine des origines et engagement social, et le rock une musique commerciale, dansante et vulgaire. Dylan, soutenu par un petit groupe de rock garage, les Hawks, qui deviendront plus tard The Band, part en tournée qui est, à l’époque, la plus longue jamais entreprise. Dylan joue ses nouvelles chansons partout dans le monde, et partout il est hué. Le divorce est consommé : Dylan ne sera jamais là où on l'attend.
Au milieu de cette tournée éprouvante, où le groupe joue plus fort que n’importe qui avant eux, Dylan enregistre le dernier volet de « la trilogie électrique » : Blonde on Blonde.
Enregistré en deux semaines de studio pendant lesquelles Dylan écrit souvent les paroles quelques minutes avant le début de la session, Blonde on Blonde, premier double album de l’histoire du rock, est un étrange moment de calme au milieu de la fureur de cette époque. Voix et musique s’y fondent pour nous raconter toutes les dernières expériences de Dylan, vécues et rêvées, dans une ode à l’amour sous toutes ses formes, de la mère à la prostituée, en passant par l’amour illusoire que donne la drogue. Dylan est au sommet du monde, vibrant intérieurement de mille sensations étranges, et fait partager ses expériences dans cet album si surréaliste qu’il est difficile de le décrire. Un chef d’œuvre hors du temps qui fait de Dylan la locomotive du rock and roll.
1968-1970 : les racines country
En juillet 1966, l'épopée rock and roll de Bob Dylan s’arrête plus brutalement encore qu’elle n'avait commencé : la moto Triumph Bonneville du chanteur sort de la route, l’envoyant à l’hôpital, ce qui l’écarte des scènes pendant trois ans. Forcé au repos, Dylan rompt avec la vie remplie d'excès qu'il menait jusqu'alors, tandis que les rumeurs les plus folles circulent à son propos : on le croit mort, fou, kidnappé par la CIA, etc. Sa longue retraite est l'occasion pour lui et ses amis du Band,d'enregistrer des ébauches de chansons, qui sortiront dans les années 1970 sous le nom de Basement Tapes.
Ce n’est qu’en 1968 que Dylan réapparaît, avec John Wesley Harding, un album acoustique apaisé, qui a déçu à l’époque beaucoup d'admirateurs. Il montre un Dylan moins surréaliste et davantage intéressé par le passé de son pays et des histoires populaires nimbées d’un mystère irréel. Pour autant, les admirateurs ne se sont pas calmés : Dylan est encore leur meneur et ils attendent qu’il assume son rôle. Harcelé, le chanteur se réfugie à la campagne, puis prend anonymement un appartement à New York, mais rien n’y fait.
Ce vedettariat, dont il ne veut pas, est sans doute en partie à l’origine des deux albums suivants, où Dylan habillé en cow-boy, s'essaie dans la musique country. Nashville Skyline et le double album Self Portrait, tout en ballades gentillettes et douces, consternent les admirateurs : leur idole abandonne la contre-culture pour devenir un tranquille père de famille. Nashville Skyline marque la rencontre de Dylan avec un autre monstre sacré de la chanson américaine, Johnny Cash. Les chansons « I Threw It All Away », leur reprise de « Girl From the North Country » participent à la réussite de l'album. Bob Dylan investit la country de son génie poétique. L'album Self Portrait est plus hétérogène.
Les années 1970, renaissances et déclins
Au début des années 1970, Dylan se consacre à sa vie de famille. Il sort un album très calme, New Morning, détesté à l'époque par la critique et aujourd'hui considéré comme moyen. Il participe au très controversé concert pour le Bangladesh et joue dans un western, Pat Garret and Billy The Kid, dont il écrit la musique. En grande partie instrumentale, cette bande originale contient tout de même un tube, Knocking on Heaven’s Door. Ce n’est que vers 1975, après un album souvent jugé décevant avec The Band (Planet Waves, qui contient tout de même le classique Forever Young), que Dylan commence à s’ennuyer, et décide donc de repartir en tournée.
Les concerts, dans de très grandes salles, sont énormes : Dylan est en grande forme, décidé à reconquérir ce titre de rock star auquel il avait lui-même renoncé quelques années plus tôt. Il chante de manière plus agressive que jamais, mâchant ses mots, mais le public n’en a cure : il donne enfin l’impression d’être vivant et c’est l’essentiel. La tournée est suivie par un disque qui explique peut-être ce retour aux émotions fortes, car Dylan y conte son divorce avec sa femme Sara. Blood on the Tracks, sans doute l’un des disques les plus cathartiques du rock, est depuis considéré comme l'un de ses chefs-d’œuvre. Les chansons explorent toutes les facettes de la détresse amoureuse : l’apitoiement sur soi-même, la colère, les rechutes amoureuses, etc. Tout cela dans un style poétique inimitable et avec un tout nouveau son, synthèse parfaite entre l’ancien et le nouveau : acoustique certes, mais habillé de batteries, de basses et de claviers qui lui donnent une épaisseur terriblement poignante. Le disque remporte un grand succès, qui ne suffit pas à sortir Dylan de sa dépression, mais ne lui enlève pas non plus son légendaire sens de la répartie : à une journaliste qui lui confie son enthousiasme, il rétorque qu’il ne voit vraiment pas comment on peut aimer expérimenter des sentiments tels que ceux exprimés par Blood on the Tracks.
Dès l’année suivante, le chanteur, de retour pour de bon, réunit ses vieux amis, parmi lesquels la chanteuse folk Joan Baez, et part pour une tournée qui se veut épique et bohème, dans un esprit hippie déjà un peu dépassé à l’époque. Au début, tout marche formidablement : la caravane, forte de dizaines de fêtards et de musiciens, fait escale dans de petites salles, joue avec des musiciens de bar recrutés sur place, un film est tourné. Tout ce bel enthousiasme finira hélas par retomber, mais non sans avoir produit son lot de musique d’exception : un live paru dans les Bootleg Series et l’album Desire, résultat de la coopération de Dylan et du parolier Jacques Levy (!).
Cette étrange idée donne pourtant de très bonnes chansons, récits nimbés de mystères plein de pyramides, de gangsters et de voyous, habillées par une orchestration très riche où le violon, tenu par une musicienne rencontrée par hasard pendant la tournée, occupe une grande place. On y trouve même, pour la première fois depuis plus de dix ans, un chant de protestation ! Hurricane raconte le procès du boxeur Hurricane Carter emprisonné pour meurtre, et que Dylan est résolu à faire libérer. Album à part dans sa discographie, Desire sera hélas le dernier grand disque de Bob Dylan avant près de trois décennies. Les années 1970 se terminent en effet avec Street Legal, qui nous montre un Dylan à nouveau déprimé et fatigué, et ne remporte pas un grand succès.
1979 – 1981 : la période chrétienne
En 1979, Dylan opère un de ces retournements de situation spectaculaire dont il a le secret : du jour au lendemain ou presque, il se convertit au christianisme et se met à écrire sur sa toute nouvelle relation intime avec Dieu. Si le premier disque de cette période, Slow Train Coming, avec notamment Mark Knopfler à la guitare, se révèle sympathique, on ne peut en dire autant de la suite : sur les désastreux Saved et Shot of Love, il écrit ses pires textes, qui semblent directement recopiés d'un livre de cantiques sans aucun ajout personnel ou presque, chante d’une voix brisée et habille sa musique de chœurs et de cuivres assourdissants. Peu appréciés, sauf par quelques uns pour des raisons religieuses, ces albums contiennent toutefois quelques excellents morceaux tel que Every Grain of Sand.
Les années 1980
En 1983, Dylan met fin à sa période chrétienne aussi brutalement qu’il l’avait inaugurée, et enchaîne étrangement avec Infidels, un disque considéré comme moyen dont les thèmes tournent autour… du judaïsme. Les années 80 n’ont notoirement pas été la meilleure période pour les grands artistes rock des années 1960 et 1970, c'est aussi le cas pour Dylan : ses albums sont le plus souvent gâchés par le son discoïde de l’époque, qui ne leur convient particulièrement pas, et ses concerts par le manque de conviction qu’il met désormais à chanter. De son propre aveu, le chanteur a perdu quelque chose de ce qui faisait son génie : les chansons ne viennent plus avec la même facilité qu’avant, et son enthousiasme est usé. La fin de la décennie le trouve associé avec le Grateful Dead pour une série de concerts, et l’énergie semble l’habiter à nouveau. Sur les conseils de Bono, chanteur de U2, il enregistre ensuite avec le producteur Daniel Lanois, connu pour son approche « à l’ancienne », un album, Oh Mercy, qui marquera son « grand retour ». D’autre part, en 1988, Dylan a fondé les Traveling Wilburys, super-groupe regroupant, sous des pseudonymes, Dylan, George Harrison, Jeff Lynne, Tom Petty et Roy Orbison. Le groupe se séparera en 1990 après 2 albums d’un Rock and Roll simple mais éminemment sympathique.
1992 – 1995 : le retour aux sources
Alors que sa maison de disques commence à éditer des coffrets regroupant ses archives les plus attendues depuis des décennies, Dylan débute la décennie 1990 par un retour aux sources les plus profondes de sa musique, avec les albums Good As I Been To You et World Gone Wrong, entièrement composés de reprises de très vieux et souvent très obscurs titres folk et blues. Mieux qu'un nouveau retournement, un pur retour aux sources. Et la critique, enfin, apprécie.
Depuis 1997 : la renaissance sans fin
En 1997, Dylan s’associe à nouveau avec Daniel Lanois pour enregistrer Time Out of Mind, premier album de compositions originales depuis sept ans, qui sera salué comme son meilleur depuis Desire. Peuplé de compositions habitées, animé par un son profond typique de Lanois, Time Out of Mind est une chronique désespérée mais bien vivante de la vieillesse d’une vedette du rock. Dylan y pose un regard sans complaisance sur son âge, évitant au passage les clichés rock and roll cultivés jusqu’au ridicule par certains autres « dinosaures » du rock.
Vu le ton très mélancolique de ce disque, on aurait pu craindre qu’il s’agirait de son dernier. Crainte dissipée en septembre 2001 par la sortie de Love and Theft, album salué encore une fois comme un succès. Très bluesy et jazzy, dépouillé et proche du son de ses concerts, ce nouvel album est nettement plus enthousiaste que ses prédécesseurs, il s’agit même du premier album de Dylan depuis des années à ne pas être nostalgique !
D'autre part, Dylan enchaîne depuis la fin des années 1980 un nombre étonnant de concerts sur les cinq continents, davantage que n’importe quel autre artiste de sa génération, à un rythme qui s’est encore accéléré ces dernières années. Ce Never Ending Tour (« Tournée sans fin », en français), comme le surnomme Dylan lui-même, est l’occasion pour lui de revisiter ses standards en laissant la part belle à l’improvisation : son groupe change de morceaux tous les soirs, et ne rejoue quasiment jamais une chanson de la même façon d’un soir sur l’autre.
D’autre part, alors que Martin Scorcese lui consacrait un film documentaire, Dylan finalisait la rédaction de la première partie de ses mémoires. Surprenant comme toujours, ce volume apporte une vision personnelle sur des périodes mal connues de sa vie, comme ses débuts à New York, ou l’enregistrement de Oh Mercy en 1989. La parution régulière des Bootleg Series, enregistrements pirates jadis introuvables, désormais remasterisés et officiels, et dont la source paraît intarissable, ravit les admirateurs en levant le voile sur des enregistrements légendaires disponibles pour la première fois.
Enfin, le 28 août 2006 paraît un nouvel album intitulé ironiquement Modern Times, en référence au film de Charles Chaplin. Il constitue le 3e volet d'une trilogie commencée en 1997 avec Time Out of Mind. Produit par Dylan et enregistré dans des conditions quasi live avec le groupe qui l'accompagne sur scène, ce nouvel album retrouve les accents de jazz, de ragtime, de bluegrass et de rockabilly de son précédent opus Love and Theft, dans une ambiance plus feutrée et glamour, qui fait désormais clairement référence à la période d'or des années 1930 : celle des postes à galène, de Bing Crosby et de Louis Armstrong. Pour accompagner la sortie de cet album, Dylan a déclaré dans le magazine Rolling Stone que rien de ce qui avait été fait depuis les 20 dernières années n'avait grâce à ses yeux.
Dans une prose biblique, parfois surréaliste, matinée de références au monde contemporain à travers des évocations de l'ouragan Katrina, des attentats du 11 septembre 2001 ou encore une déclaration d'amour déguisée à la jeune vedette du RnB Alicia Keys, Dylan y revisite à travers 10 titres intemporels les influences musicales de son jeune âge, endossant avec aisance et une gaieté non dissimulée le costume de la tradition américaine du siècle qui l'a précédé.
Dylan classique ou moderne ? Près de 45 ans après son arrivée à New York, le barde énigmatique de Duluth n'en finit toujours pas de faire parler de lui.
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